sábado, 21 de marzo de 2020

Confinement Jour 10


MARGUÉRITE YOURCENAR

MÉMOIRES D'HADRIEN

EPILOGUE 2



J'ai fait tout ce qu'on recommande. J'ai attendu: j'ai parfois prié. Audiui uoces diuinas... La sotte Julia Balbilla croyait entendre à l'aurore la voix mystérieuse de Memnon: j'ai écouté les bruissements de la nuit. J'ai fait les onctions de miel et d'huile de rose qui attirent les ombres; j'ai disposé le bol de lait, la poignée de sel, la goutte de sang, support de leur existence d'autrefois. Je me suis étendu sur le pavement de marbre du petit sanctuaire; la lueur des astres se faufilait par les fentes ménagées dans la muraille, mettait çà et là des miroitements, d'inquiétants feux pâles. Je me suis rappelé les ordres chuchotés par les prêtres à l'oreille du mort, l'itinéraire gravé sur la tombe: Et il reconnaîtra la route... Et les gardiens du seuil le laisseront passer... Et il ira et viendra autour de ceux qui l'aiment pour des millions de jours... Parfois, à de longs intervalles, j'ai cru sentir l'effleurement d'une approche, un attouchement léger comme le contact des cils, tiède comme l'intérieur d'une paume.

Et l'ombre de Patrocle apparaît aux côtés d'Achille... Je ne saurai jamais si cette chaleur, cette douceur n'émanaient pas simplement du plus profond de moi-même, derniers efforts d'un homme en lutte contre la solitude et le froid de la nuit. Mais la question, qui se pose aussi en présence de nos amours vivants, a cessé de m'intéresser aujourd'hui: il m'importe peu que les fantômes évoqués par moi viennent des limbes de ma mémoire ou de ceux d'un autre monde. Mon âme, si j'en possède une, est faite de la même substance que les spectres; ce corps aux mains enflées, aux ongles livides, cette triste masse à demi dissoute, cette outre de maux, de désirs et de songes, n'est guère plus solide ou plus consistant qu'une ombre. Je ne diffère des morts que par la faculté de suffoquer quelques moments de plus; leur existence en un sens me paraît plus assurée que la mienne. Antinoüs et Plotine sont au moins aussi réels que moi.

viernes, 20 de marzo de 2020

Confinement Jour 9


MARGUÉRITE YOURCENAR

MÉMOIRES D'HADRIEN

EPILOGUE 1


Une chance analogue à celle de certains jardiniers m'a été départie: tout ce que j'ai essayé d'implanter dans l'imagination humaine y a pris racine. Le culte d'Antinoüs semblait la plus folle de mes entreprises, le débordement d'une douleur qui ne concernait que moi seul. Mais notre époque est avide de dieux; elle préfère les plus ardents, les plus tristes, ceux qui mêlent au vin de la vie un miel amer d'outre-tombe. 

A Delphes, l'enfant est devenu l'Hermès gardien du seuil, maître des passages obscurs qui mènent chez les ombres. Éleusis, où son âge et sa qualité d'étranger lui avaient interdit autrefois d'être initié à mes côtés, en fait le jeune Bacchus des Mystères, prince des régions limitrophes entre les sens et l'âme. L'Arcadie ancestrale l'associe à Pan et à Diane, divinités des bois; les paysans de Tibur l'assimilent au doux Aristée, roi des abeilles. En Asie, les dévots retrouvent en lui leurs tendres dieux brisés par l'automne ou dévorés par l'été. A l'orée des pays barbares, le compagnon de mes chasses et de mes voyages a pris l'aspect du Cavalier Thrace, du mystérieux passant qui chevauche dans les halliers au clair de lune, emportant les âmes dans un pli de son manteau. 

Tout cela pouvait n'être encore qu'une excroissance du culte officiel, une flatterie des peuples, une bassesse de prêtres avides de subsides. Mais la jeune figure m'échappe; elle cède aux aspirations des cœurs simples : par un de ces rétablissements inhérents à la nature des choses, l'éphèbe sombre et délicieux est devenu pour la piété populaire l'appui des faibles et des pauvres, le consolateur des enfants morts. L'image des monnaies de Bithynie, le profil du garçon de quinze ans, aux boucles flottantes, au sourire émerveillé et crédule qu'il a si peu gardé, pend au coudes nouveau-nés en guise d'amulette; on la cloue dans des cimetières de village sur de petites tombes. 

Naguère, quand je pensais à ma propre fin, comme un pilote, insoucieux pour soi-même, mais qui tremble pour les passagers et la cargaison du navire, je me disais amèrement que ce souvenir sombrerait avec moi; ce jeune être soigneusement embaumé au fond de ma mémoire me semblait ainsi devoir périr une seconde fois. Cette crainte pourtant si juste s'est calmée en partie; j'ai compensé comme je l'ai pu cette mort précoce; une image, un reflet, un faible écho surnagera au moins pendant quelques siècles. On ne fait guère mieux en matière d'immortalité.

miércoles, 18 de marzo de 2020

Confinement Jour 8



MARGUÉRITE YOURCENAR

MÉMOIRES D'HADRIEN

LA FIN

Ma patience porte ses fruits; je souffre moins; la vie redevient presque douce. Je ne me querelle plus avec les médecins; leurs sots remèdes m'ont tué; mais leur présomption, leur pédantisme hypocrite est notre œuvre: ils mentiraient moins si nous n'avions pas si peur de souffrir. La force me manque pour les accès de colère d'autrefois: je sais de source certaine que Platorius Népos, que j'ai beaucoup aimé, a abusé de ma confiance; je n'ai pas essayé de le confondre; je n'ai pas puni. L'avenir du monde ne m'inquiète plus; je ne m'efforce plus de calculer, avec angoisse, la durée plus ou moins longue de la paix romaine; je laisse faire aux dieux. Ce n'est pas que j'aie acquis plus de confiance en leur justice, qui n'est pas la nôtre, ou plus de foi en la sagesse de l'homme; le contraire est vrai. La vie est atroce; nous savons cela.

Mais précisément parce que j'attends peu de chose de la condition humaine, les périodes de bonheur, les progrès partiels, les efforts de recommencement et de continuité me semblent autant de prodiges qui compensent presque l'immense masse des maux, des échecs, de l'incurie et de l'erreur. Les catastrophes et les ruines viendront; le désordre triomphera, mais de temps en temps l'ordre aussi. La paix s'installera de nouveaux entre deux périodes de guerre; les mots de liberté, d'humanité, de justice retrouveront çà et là le sens que nous avons tenté de leur donner. 

Nos livres ne périront pas tous; on réparera nos statues brisées; d'autres coupoles et d'autres frontons naîtront de nos frontons et de nos coupoles; quelques hommes penseront, travailleront et sentiront comme nous: j'ose compter sur ces continuateurs placés à intervalles irréguliers le long des siècles, sur cette intermittente immortalité. Si les barbares s'emparent jamais de l'empire du monde, ils seront forcés d'adopter certaines de nos méthodes; ils finiront par nous ressembler. Chabrias s'inquiète de voir un jour le pastophore de Mithra ou l'évêque du Christ s'implanter à Rome et y remplacer le Grand Pontife. Si par malheur ce jour arrive, mon successeur le long de la berge vaticane aura cessé d'être le chef d'un cercle d'affiliés ou d'une bande de sectaires pour devenir à son tour une des figures universelles de l'autorité. Il héritera de nos palais et de nos archives; il différera de nous moins qu'on ne pourrait le croire. J'accepte avec calme ces vicissitudes de Rome éternelle.

Confinement Jour 7


MARGUÉRITE YOURCENAR

MÉMOIRES D'HADRIEN

LE SUCCESSEUR 2

Huit jours après la mort de Lucius, je me fis conduire en litière au Sénat; je demandai la permission d'entrer ainsi dans la salle des délibérations, et de prononcer mon adresse couché, soutenu contre une pile de coussins. Parler ma fatigue : je priai les sénateurs de former autour de moi un cercle étroit, pour n'être pas tenu à forcer ma voix. Je fis l'éloge de Lucius; ces quelques lignes remplacèrent au programme de la séance le discours qu'il aurait dû faire ce jour-là. J'annonçai ensuite ma décision; je nommai Antonin; je prononçai ton nom. J'avais tablé sur l'adhésion la plus unanime; je l'obtins. J'exprimai une dernière volonté qui fut acceptée comme les autres; je demandai qu'Antonin adoptât aussi le fils de Lucius, qui aura de la sorte pour frère Marc Aurèle; vous gouvernerez ensemble; je compte sur toi pour avoir à son égard des attentions d'ainé. Je tiens à ce que l'État conserve quelque chose de Lucius.

martes, 17 de marzo de 2020

Confinement Jour 6


MARGUÉRITE YOURCENAR

MÉMOIRES D'HADRIEN

LE SUCCESSEUR - 1


Le soir, ne pouvant dormir, je m'établissais dans la chambre du malade; Céler, qui aimait peu Lucius (le malade, proposé et protegé par Hadrien comme successeur), mais qui m'est trop fidèle pour ne pas servir avec sollicitude ceux qui me sont chers, acceptait de veiller à mon côté; un râle montait des couvertures. Une amertume m'envahissait, profonde comme la mer: il ne m'avait jamais aimé; nos rapports étaient vite devenus ceux du fils dissipateur et du père facile; cette vie s'était écoulée sans grands projets, sans pensées graves, sans passions ardentes; il avait dilapidé ses années comme un prodigue jette des pièces d'or. Je m'étais appuyé à un mur en ruine: je pensais avec colère aux sommes énormes dépensées pour son adoption, aux trois cents millions de sesterces distribués aux soldats.

En un sens, ma triste chance me suivait: j'avais satisfait mon vieux désir de donner à Lucius tout ce qui peut se donner; mais l'État n'en souffrirait pas; je ne risquerais pas d'être déshonoré par ce choix. Tout au fond de moi-même, j'en venais à craindre qu'il allât mieux; si par hasard il traînait encore quelques années, je ne pouvais pas léguer l'empire à cette ombre. Sans jamais poser des questions, il semblait pénétrer ma pensée sur ce point; ses yeux suivaient anxieusement mes moindres gestes; je l'avais nommé consul pour la seconde fois; il s'inquiétait de n'en pouvoir remplir les fonctions; l'angoisse de me déplaire empira son état. Tu Marcellus eris... Je me redisais les vers de Virgile consacrés au neveu d'Auguste, lui aussi promis à l'empire, et que la mort arrêta en route. Manibus date lilia plenis... Purpureos spargam flores... L'amateur de fleurs ne recevrait de moi que d'inanes gerbes funèbres.

Confinement Jour 4


MARGUÉRITE YOURCENAR

MÉMOIRES D'HADRIEN

SOURDE MALADIE

L'espace d'une seconde, je sentis les battements de mon cœur se précipiter, puis se ralentir, s'interrompre, cesser; je crus tomber comme une pierre dans je ne sais quel puits noir qui est sans doute la mort. Si c'était bien elle, on se trompe quand on la prétend silencieuse: j'étais emporté par des cataractes, assourdi comme un plongeur par le grondement des eaux. Je n'atteignis pas le fond; je remontai à la surface; je suffoquais. Toute ma force, dans ce moment que j'avais cru le dernier, s'était concentrée dans ma main crispée sur le bras de Céler debout à mon côté: il me montra plus tard les marques de mes doigts sur son épaule.

Mail il en est de cette brève agonie comme de toutes les expériences du corps: elle est indicible, et resté bon gré mal gré le secret de l'homme qui l'a vécue. J'ai traversé depuis des crises analogues, jamais d'identiques, et sans doute ne supporte-t-on pas deux fois sans mourir de passer par cette erreur et par cette nuit. Hermogène finit par diagnostiquer un commencement d'hydropisie du cœur; il fallut accepter les consignes que me donnait ce mal, devenu subitement mon maître, consentir à une longue période d'inaction, sinon de repos, borner pour un temps les perspectives de ma vie au cadre d'un lit. J'avais presque honte de cette maladie tout intérieure, quasi invisible, sans fièvre, sans abcès, sans douleurs d'entrailles, qui n'a pour symptômes qu'un souffle un peu plus rauque et la marque livide laissée sur le pied gonflé par la courroie de la sandale.



MOT DU JOUR

encan

Latin : "in quantum": pour combien

vente aux enchères publiques

Mettre/ vendre à l'encan

encanter

Au plus offrant

La justice était à l'encan

Confinement Jour 3


MARGUÉRITE YOURCENAR

MÉMOIRES D'HADRIEN


FINIS TERRAE


Natura deficit, fortuna mutatur, deus omnia cernit. La nature nous trahit, la fortune change, un dieu regarde d'en haut toutes ces choses. Je tourmentais à mon doigt le chaton d'une bague sur laquelle, par un jour d'amertume, j'avais fait inciser ces quelques mots tristes; j'allais plus loin dans le désabusement, peut-être dans le blasphème; je finissais par trouver naturel, sinon juste, que nous dussions périr.

Nos lettres s'épuisent; nos arts s'endorment; Pancratès n'est pas Homère; Arrien n'est pas Xénophon; quand j'ai essayé d'immortaliser dans la pierre la forme d'Antinoüs, je n'ai pas trouvé de Praxitèle. Nos sciences piétinent depuis Aristote et Archimède; nos progrès techniques ne résisteraient pas à l'usure d'une longue guerre; nos voluptueux eux-mêmes se dégoûtent du bonheur.

L'adoucissement des mœurs, l'avancement des idées au cours du dernier siècle sont l'œuvre d'une infime minorité de bons esprits; la masse demeure ignare, féroce quand elle le peut, en tout cas egoïste et bornée, et il y a fort à parier qu'elle restera toujours telle.

Trop de procurateurs et de publicains avides, trop de sénateurs méfiants, trop de centurions brutaux ont compromis d'avance notre ouvrage; et le temps pour s'instruire par leurs fautes n'est pas plus donné aux empires qu'aux hommes. Là où un tisserand rapiécerait sa toile, où un calculateur habile corrigerait ses erreurs, où l'artiste retoucherait son chef-d'œuvre encore imparfait ou endommagé à peine, la nature préfère repartir à même l'argile, à même le chaos, et ce gaspillage est c'est qu'on nomme l'ordre des choses.

Confinement Jour 10

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