MARGUÉRITE
YOURCENAR
MÉMOIRES
D'HADRIEN
LE SUCCESSEUR - 1
Le soir, ne
pouvant dormir, je m'établissais dans la chambre du malade; Céler,
qui aimait peu Lucius (le malade, proposé et protegé par Hadrien
comme successeur), mais qui m'est trop fidèle pour ne pas servir
avec sollicitude ceux qui me sont chers, acceptait de veiller à mon
côté; un râle montait des couvertures. Une amertume m'envahissait,
profonde comme la mer: il ne m'avait jamais aimé; nos rapports
étaient vite devenus ceux du fils dissipateur et du père facile;
cette vie s'était écoulée sans grands projets, sans pensées
graves, sans passions ardentes; il avait dilapidé ses années comme
un prodigue jette des pièces d'or. Je m'étais appuyé à un mur en
ruine: je pensais avec colère aux sommes énormes dépensées pour
son adoption, aux trois cents millions de sesterces distribués aux
soldats.
En un sens, ma
triste chance me suivait: j'avais satisfait mon vieux désir de
donner à Lucius tout ce qui peut se donner; mais l'État n'en
souffrirait pas; je ne risquerais pas d'être déshonoré par ce
choix. Tout au fond de moi-même, j'en venais à craindre qu'il allât
mieux; si par hasard il traînait encore quelques années, je ne
pouvais pas léguer l'empire à cette ombre. Sans jamais poser des
questions, il semblait pénétrer ma pensée sur ce point; ses yeux
suivaient anxieusement mes moindres gestes; je l'avais nommé consul
pour la seconde fois; il s'inquiétait de n'en pouvoir remplir les
fonctions; l'angoisse de me déplaire empira son état. Tu Marcellus
eris... Je me redisais les vers de Virgile consacrés au neveu
d'Auguste, lui aussi promis à l'empire, et que la mort arrêta en
route. Manibus date lilia plenis... Purpureos spargam flores...
L'amateur de fleurs ne recevrait de moi que d'inanes gerbes funèbres.
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