MARGUÉRITE
YOURCENAR
MÉMOIRES
D'HADRIEN
LA FIN
Ma patience
porte ses fruits; je souffre moins; la vie redevient presque douce.
Je ne me querelle plus avec les médecins; leurs sots remèdes m'ont
tué; mais leur présomption, leur pédantisme hypocrite est notre
œuvre: ils mentiraient moins si nous n'avions pas si peur de
souffrir. La force me manque pour les accès de colère d'autrefois:
je sais de source certaine que Platorius Népos, que j'ai beaucoup
aimé, a abusé de ma confiance; je n'ai pas essayé de le confondre;
je n'ai pas puni. L'avenir du monde ne m'inquiète plus; je ne
m'efforce plus de calculer, avec angoisse, la durée plus ou moins
longue de la paix romaine; je laisse faire aux dieux. Ce n'est pas
que j'aie acquis plus de confiance en leur justice, qui n'est pas la
nôtre, ou plus de foi en la sagesse de l'homme; le contraire est
vrai. La vie est atroce; nous savons cela.
Mais
précisément parce que j'attends peu de chose de la condition
humaine, les périodes de bonheur, les progrès partiels, les efforts
de recommencement et de continuité me semblent autant de prodiges
qui compensent presque l'immense masse des maux, des échecs, de
l'incurie et de l'erreur. Les catastrophes et les ruines viendront;
le désordre triomphera, mais de temps en temps l'ordre aussi. La
paix s'installera de nouveaux entre deux périodes de guerre; les
mots de liberté, d'humanité, de justice retrouveront çà et là le
sens que nous avons tenté de leur donner.
Nos livres ne périront pas tous; on réparera nos statues brisées; d'autres coupoles et d'autres frontons naîtront de nos frontons et de nos coupoles; quelques hommes penseront, travailleront et sentiront comme nous: j'ose compter sur ces continuateurs placés à intervalles irréguliers le long des siècles, sur cette intermittente immortalité. Si les barbares s'emparent jamais de l'empire du monde, ils seront forcés d'adopter certaines de nos méthodes; ils finiront par nous ressembler. Chabrias s'inquiète de voir un jour le pastophore de Mithra ou l'évêque du Christ s'implanter à Rome et y remplacer le Grand Pontife. Si par malheur ce jour arrive, mon successeur le long de la berge vaticane aura cessé d'être le chef d'un cercle d'affiliés ou d'une bande de sectaires pour devenir à son tour une des figures universelles de l'autorité. Il héritera de nos palais et de nos archives; il différera de nous moins qu'on ne pourrait le croire. J'accepte avec calme ces vicissitudes de Rome éternelle.
Nos livres ne périront pas tous; on réparera nos statues brisées; d'autres coupoles et d'autres frontons naîtront de nos frontons et de nos coupoles; quelques hommes penseront, travailleront et sentiront comme nous: j'ose compter sur ces continuateurs placés à intervalles irréguliers le long des siècles, sur cette intermittente immortalité. Si les barbares s'emparent jamais de l'empire du monde, ils seront forcés d'adopter certaines de nos méthodes; ils finiront par nous ressembler. Chabrias s'inquiète de voir un jour le pastophore de Mithra ou l'évêque du Christ s'implanter à Rome et y remplacer le Grand Pontife. Si par malheur ce jour arrive, mon successeur le long de la berge vaticane aura cessé d'être le chef d'un cercle d'affiliés ou d'une bande de sectaires pour devenir à son tour une des figures universelles de l'autorité. Il héritera de nos palais et de nos archives; il différera de nous moins qu'on ne pourrait le croire. J'accepte avec calme ces vicissitudes de Rome éternelle.
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