MARGUÉRITE YOURCENAR
MÉMOIRES D'HADRIEN
FINIS TERRAE
Natura
deficit, fortuna mutatur, deus omnia cernit. La nature nous trahit,
la fortune change, un dieu regarde d'en haut toutes ces choses. Je
tourmentais à mon doigt le chaton d'une bague sur laquelle, par un
jour d'amertume, j'avais fait inciser ces quelques mots tristes;
j'allais plus loin dans le désabusement, peut-être dans le
blasphème; je finissais par trouver naturel, sinon juste, que nous
dussions périr.
Nos
lettres s'épuisent; nos arts s'endorment; Pancratès n'est pas
Homère; Arrien n'est pas Xénophon; quand j'ai essayé
d'immortaliser dans la pierre la forme d'Antinoüs, je n'ai pas
trouvé de Praxitèle. Nos sciences piétinent depuis Aristote et
Archimède; nos progrès techniques ne résisteraient pas à l'usure
d'une longue guerre; nos voluptueux eux-mêmes se dégoûtent du
bonheur.
L'adoucissement
des mœurs, l'avancement des idées au cours du dernier siècle sont
l'œuvre d'une infime minorité de bons esprits; la masse demeure
ignare, féroce quand elle le peut, en tout cas egoïste et bornée,
et il y a fort à parier qu'elle restera toujours telle.
Trop
de procurateurs et de publicains avides, trop de sénateurs méfiants,
trop de centurions brutaux ont compromis d'avance notre ouvrage; et
le temps pour s'instruire par leurs fautes n'est pas plus donné aux
empires qu'aux hommes. Là où un tisserand rapiécerait sa toile, où
un calculateur habile corrigerait ses erreurs, où l'artiste
retoucherait son chef-d'œuvre encore imparfait ou endommagé à
peine, la nature préfère repartir à même l'argile, à même le
chaos, et ce gaspillage est c'est qu'on nomme l'ordre des choses.
No hay comentarios:
Publicar un comentario