martes, 17 de marzo de 2020

Confinement Jour 3


MARGUÉRITE YOURCENAR

MÉMOIRES D'HADRIEN


FINIS TERRAE


Natura deficit, fortuna mutatur, deus omnia cernit. La nature nous trahit, la fortune change, un dieu regarde d'en haut toutes ces choses. Je tourmentais à mon doigt le chaton d'une bague sur laquelle, par un jour d'amertume, j'avais fait inciser ces quelques mots tristes; j'allais plus loin dans le désabusement, peut-être dans le blasphème; je finissais par trouver naturel, sinon juste, que nous dussions périr.

Nos lettres s'épuisent; nos arts s'endorment; Pancratès n'est pas Homère; Arrien n'est pas Xénophon; quand j'ai essayé d'immortaliser dans la pierre la forme d'Antinoüs, je n'ai pas trouvé de Praxitèle. Nos sciences piétinent depuis Aristote et Archimède; nos progrès techniques ne résisteraient pas à l'usure d'une longue guerre; nos voluptueux eux-mêmes se dégoûtent du bonheur.

L'adoucissement des mœurs, l'avancement des idées au cours du dernier siècle sont l'œuvre d'une infime minorité de bons esprits; la masse demeure ignare, féroce quand elle le peut, en tout cas egoïste et bornée, et il y a fort à parier qu'elle restera toujours telle.

Trop de procurateurs et de publicains avides, trop de sénateurs méfiants, trop de centurions brutaux ont compromis d'avance notre ouvrage; et le temps pour s'instruire par leurs fautes n'est pas plus donné aux empires qu'aux hommes. Là où un tisserand rapiécerait sa toile, où un calculateur habile corrigerait ses erreurs, où l'artiste retoucherait son chef-d'œuvre encore imparfait ou endommagé à peine, la nature préfère repartir à même l'argile, à même le chaos, et ce gaspillage est c'est qu'on nomme l'ordre des choses.

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